Perspectives du Lycée de Kourou
Cette citation de Paul Eluard donne le ton de cette expérience anthropologique qui a consisté à rechercher comment des jeunes guyanais lycéens de Kourou pouvaient inventer des représentations des immigrants haïtiens.
Le mot «invention» étant ici pris dans son sens littéral, puisque le défi était d’écrire une courte histoire inventée mettant en relation trois «ethnonymes» : Métro, Guyanais, Haïtien.
Contexte interculturel guyanais
Comment étudier les représentations des uns et des autres groupes qui partagent un espace politique commun?
L’espace précolonial de la Guyane était un trait d’union entre l’arc des iles de la Caraïbe et l’Amérique du sud. Des populations amérindiennes de langue Caraïbe se sont déplacées sur cet axe et se sont imposées aux autres populations amérindiennes les ayant précédés dans ces lieux.
Comme partout dans les Amériques, des Européens de plusieurs nations différentes se sont ensuite imposés dans ces régions qui se sont démarquées par la fragmentation ethnique. Ces conquêtes ont tout bouleversé, de nouvelles économies, des organisations politiques et des représentations culturelles inédites sont apparues.
L’intégration de ce nouveau continent dans les relations des Européens avec l’Afrique et l’Asie a propulsé la mondialisation des échanges.
Le commerce triangulaire entre l’Europe, l’Afrique et l’Amérique a radicalement transformé les espaces précoloniaux. La Guyane est alors devenue une société de plantation dominée par le travail des esclaves d’origine africaine sur des territoires autrefois occupée par des Amérindiens.
La gestion de ce système a fait émerger une vision complexe des relations humaines en présence. Pour se définir, les coloniaux se sont nécessairement situés par rapport aux populations installées dans cet espace colonial.
Pour se faire, ils ont puisé dans leur « réserve » de modèles interculturels comme la Bible, les livres d’Histoire antique, les rapports coloniaux venus des 4 coins du monde et, évidemment, les inventions des idéologues à leur service venu tant du monde des sciences que de la religion. [1]
Anthropologie folklorique en Guyane
Graduellement, des « anthropologies folkloriques » ( visions de la diversité humaine fondée sur la tradition orale, des images et des représentations graphiques) se sont développées, certaines au service de la colonisation d’autres, radicalement opposés. Celles des groupes subalternes, Africains et Amérindiens laissant probablement des traces encore méconnues dans leur traditions populaires.
L’espace humain en Guyane était généralement représenté telle une pyramide, une minorité d’origine européenne au sommet, une masse populaire d’ascendance africaine et « africano-européenne » et des communautés autonomes d’origine amérindienne et africaine.
Dans ce système ternaire, des titres ( des labels) sont attribués à chacun des groupes , les définissant soit par une couleur ou un type physique , Blanc, Noir et Rouge ou une catégorisation culturelle antique (Civilisés, Barbare et Sauvage) ou encore par une terminologie géographique coloniale (Métro, Guyanais et Indien ou Marron).
Ce schéma culturel a résisté à la fin du système de plantation, mais il n’est pas resté en équilibre longtemps. La déportation en Guyane de milliers de détenus, une majorité de « Blancs », mais aussi des personnes issues des colonies , ajoutent de nouvelles catégories aux anthropologies locales. La catégorie « Blanc » devient donc ambiguë, car elle était représentée à la fois au sommet de la pyramide par les gestionnaires et dans son soubassement, par les bagnards.
Après la deuxième guerre mondiale, les mouvements de décolonisation ont forcé la France à redéfinir la place de la colonie guyanaise et à l’intégrer dans le système départemental.
À la fin des années soixante, les investissements dans la construction de la base spatiale européenne attiraient des travailleurs étrangers, reconstruisant des enclaves ethniques (basée sur la proximité linguistique et d’origine géographique).
Une quatrième catégorie, déjà présente, mais marginale, s’est ajoutée à la triade guyanaise, celles des « étrangers ».
Parmi ceux-ci, les Haïtiens sont devenus le groupe prépondérant des nouveaux arrivés en Guyane.
Quelle est leur position dans cette anthropologie guyanaise?
Les représentations sociales
Par « représentations sociales» , il faut entendre les références collectives utilisées pour faire sens de ce qui existe aux yeux des gens et leur permettre d’adopter des conduites particulières dans leurs relations avec les personnes et les groupes de leur environnement.
On y trouve des opinions, des attitudes, des stéréotypes qui servent à catégoriser et expliquer le monde, à définir les personnes et les groupes.
Ces catégories sont construites pour se situer dans un groupe et pour montrer comment on se distingue des autres. Elles reposent généralement sur une dichotomie, le binôme Nous/Eux.
Pour mettre au jour les critères utilisés pour fabriquer la frontière entre ces deux pôles, il faut analyser ce que les gens disent à leur propos, les paroles et les discours énoncés. Leurs mots disent ce qu’ils pensent et montrent quelles catégories sont utiles pour penser la diversité sociale. Ils manifestent les hiérarchies et les différences pertinentes.
Une fois transcrits en textes, ces discours sont analysés pour identifier le lexique utilisé et ses significations et connotations (la sémantique).
Les méthodes d’associations d’idées
La première fois que la question de la place d’un groupe dans le système de représentation guyanais me fut posée est lorsque mon ami Paul Henri, Kaliña d’Awala voulait sonder la perception des Amérindiens en Guyane. Il voulait se préparer à affronter les débats politiques qui allaient émerger lorsqu’il a décidé de se présenter à une élection devant des électeurs issus de différentes orientations culturelles de Guyane.
Pour répondre rapidement à cette question, les méthodes d’enquête traditionnelles basées sur des conversations prolongées avec des personnes dans leur milieu de vie propre prendraient trop de temps.
J’ai donc utilisé une technique de recherche adaptée par mon collègue Pierre Maranda. les TAL-TAN ou Test d’Association Libre et Test d’Association Narrative.
En bref, pour le Tal, il s’agit de proposer des mots clefs à des personnes et de leur demander de produire des associations d’idées qui leur viennent librement en tête. Une ancienne technique de psychologie sociale que Maranda, féru d’informatique, avait utilisée pour recueillir des corpus d’idées associées, mais dont il traitait les résultats avec un modèle mathématique permettant de quantifier les probabilités pour que chaque idée apparaisse si une précédente était adoptée. Ce modèle basé sur les formules mathématiques de Markov pouvait être élucidé grâce à un programme informatique construit par lui, le Micromot. ( https://fr.wikipedia.org/wiki/Pierre_Maranda)
La procédure Tan
Le Tan ou test d’association narrative considère que les représentations collectives sont non seulement des assemblages stochastiques d’idées (idées associées au hasard avec des fréquences prévisibles) révélées par les Tal, mais des unités de sens qui manifestent des structures mentales.
Les narrations sont de courtes histoires proposées par les interlocuteurs qui mettent en scène des personnages et des situations impliquant des catégories anthropologiques.
L’hypothèse de recherche étant que ces structures mettent généralement en relations trois termes, dans laquelle un paradoxe entre deux termes est énoncé puis solutionné par le troisième terme.
Le thème central est le stimulus « Haïtien » et le binôme complémentaire est « Métro» et «Guyanais», les participants rédigeant de courtes histoires les mettant en scène.
Parfois, certaines narrations , peu nombreuses, ne sont que la reprise de blagues qui, bien qu’étant standardisées, révèlent quand même comment les relations interethniques sont hiérarchisées.
Ces historiettes fonctionnent symboliquement comme des « mythèmes », des unités de mythes collectifs qui malgré leur production individuelle reprennent des schémas généraux de fabrication de récits qui circulent dans la communauté de référence.
En d’autres mots, le Tan est censé révéler comment la représentation est construite, ses « building blocks» de base, les stéréotypes.
L’étude des représentations dans cette perspective permet de faire apparaître l’«infra-discours»[2] associé au «thème-stimulus».
«L’infra-discours consiste en clichés, stéréotypes, résidus expérientiels, etc.; il est le stock mal répertorié de tout ce à partir de quoi se construit le discours qui, lorsque proféré, définit la condition de son locuteur.» (Maranda, 1978: 250)
Il s’agit donc de pensées cachées accessibles par des analyses de discours.
Le Tan introduit une relation dynamique par rapport aux associations d’idées des Tal.
Appliqué au domaine des rapports sociaux entre groupes rivaux qui cherchent à se situer les uns par rapport aux autres dans les rapports de pouvoirs, le Tan peut fournir des pistes sur les nombreuses images en présence qui parfois, se renforcent et d’autres fois, se contredisent.
Collecte des récits
Les récits ont été recueillis dans un Lycée à Kourou par Philippe Isabel étudiant en anthropologie de Québec. Les tests ont été administrés dans des classes de niveaux scolaires du lycée, soit les: secondes, premières et terminales. Des indicateurs (lieu de naissance et de résidence, sexes, âge, catégorie socioéconomique), dévoilent l’appartenance sociale des individus.
Sur un total de 134 narrations, 99 ont été retenus, les autres n’étant pas pertinentes.
Cet échantillon comprend une majorité de filles et de Guyanais, un peu moins que la moitié de Métros et d’autres origines y inclus des Haïtiens.
Interprétation et théories
L’interprétation des récits est une procédure qui peut être objectivée (fondé sur une réalité) dans la mesure où chaque connotation des mots-clefs est appuyée sur des dictionnaires et des thésaurus ou des théories reconnues.
Certaines théories des rapports sociaux dans le contexte colonial et postcolonial (après la fin de la colonisation formelle) proposent des explications des rapports sociaux, en particulier des groupes dominants et dominés ou centraux et marginaux.
Par exemple, la « Théorie de la menace intégrée », [3] se fonde sur les perceptions intergroupes qui se voient comme une menace soit réelle ou symbolique.
Par exemple, les réactions aux situations d’insécurité réelles en Guyane opposent un Nous « français de Guyane » à un Eux, étrangers dangereux, voleurs et agresseurs surtout Brésiliens et Surinamiens.
La menace est considérée symbolique lorsque ce sont les valeurs et les croyances qui semblent menacées.
Dans ce cas, la catégorie Eux regroupe les étrangers entrés clandestinement comme les Haïtiens ou, à une époque, les Hmongs entrés légalement, mais sous une opposition tenace basée sur l’idée du risque de « substitution de population ».
La menace perçue est alors de nature symbolique, car elle agit sur une idée et pas sur des individus ou des biens particuliers.
Cette perception de la présence d’entités menaçantes est basée sur des stéréotypes qui sont des généralisations ou des lieux communs répétitifs à propos de catégories de personnes. [4]
Par exemple, un des stéréotypes coloniaux persistants est que, à la différence de la catégorie «Blanc» , la catégorie « Noir » est caractérisée par le trait culturel « musique» et justifiée par une proposition du genre « ils ont la musique et la danse dans le sang » ou encore « les Africains ont le rythme dans la peau ». Comme si tous les descendants d’Africains héritaient de ce don alors qu’il y a partout des gens doués et moins doués pour ces arts appris et non inné comme tout mode d’expression.
Certains récits que nous avons collectés en Guyane attribuent ce don autant aux Haïtiens qu’aux Guyanais et opèrent ainsi un assemblage basé sur l’idée d’une identité commune et a pour effet de diminuer la dangerosité potentielle du rapport Blanc-Noir en le redéfinissant par la musique pacificatrice.
D’autres théories seront abordées lors des interprétations des récits.
Les chercheurs doivent prendre des précautions pour interpréter en contexte les significations des mots et malgré l’usage de la meilleure rigueur possible et de théories plausibles, une part de subjectivité personnelle demeure.
Pour combler cette lacune, la méthode dite des « juges » peut limiter l’effet des improvisations personnelles. Plusieurs personnes sont invitées à proposer des interprétations qui vont constituer un nouveau corpus ouvert sur l’ensemble des possibilités de compréhension des récits.
La publication de ce corpus pourrait peut-être permettre d’ouvrir cette discussion.
Les topiques des récits
Les propos recueillis peuvent énoncer ou dénoncer des situations, des rapports et des relations diverses. L’analyse des récits a permis d’identifier différents topiques ou thèmes de discours. Par exemple:
- Récits utopiques qui relatent un idéal interculturel qui n’est pas la réalité.
- Récits pessimistes qui reflètent une réalité loin de l’idéal utopique comme les « amitiés irréalisables » et l’impossibilité de relation harmonieuse entre les ethnies.
- Récits hiérarchiques concernant les Métros, soit « médiateurs », « employeurs », « condescendants »
- Récits victimaire associé à « victimes » ou «dénigrant» et « perturbateur »
- Récits revendicateurs associés à des « frustration » ou « statut d’employé »
- Récits ethnicistes associant « caractéristiques ethniques » et amitié
- Récits racistes construits sur des bases de blagues dérogatoires
Une réflexion sur “L’invention culturelle des Haïtiens”